La Chute des Anges – Cie L’oubliée / Raphaëlle Boitel – est une fiction se déroulant dans un futur pas si lointain…
Le monde dans lequel nous allons plonger est une terre brûlée tout juste sortie du chaos. Les humains y sont entièrement sous contrôle d’une entité supérieure qui joue le rôle d’œil inquisiteur. Tout est réglementé, les individus sont manipulés telles des marionnettes, sans liberté, sans autonomie, sans possibilité de penser par eux-mêmes.
Dans ce monde artificiel, l’un d’eux se révolte et rêve de construire des ailes pour s’envoler, prendre de la hauteur et s’évader. Il tente de semer le doute dans l’esprit de ses amis esclaves formatés pour obéir.
Selon Raphaëlle Boitel, metteure en scène et chorégraphe, « parler du futur est la meilleure manière de parler du présent ». Cette fiction d’anticipation aborde des sujets graves liés à l’écologie, la société actuelle ou encore l’humanité.
La dystopie ou l’anticipation du futur
La dystopie, procédé visant à se projeter dans un futur sombre pour dénoncer le présent et nous faire ouvrir les yeux sur les dangers qui nous guettent, est terriblement efficace comme moyen de dénonciation. La littérature bien sûr, mais aussi le cinéma, les séries télévisées ou l’art pictural l’utilisent souvent. Et le cirque avec La Chute des Anges !
Amplifier pour dénoncer
Ces récits de fiction nous plongent dans une société imaginaire et totalitaire, organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. Il y règne souvent une ambiance de cauchemar, une impression d’étouffer par un manque total de liberté. Le but est de dénoncer une pratique actuelle, une idéologie, un système politique, des comportements humains, en grossissant le trait à l’extrême, mais toujours en partant du réel. Ces récits se situent dans un futur proche, et ne s’éloignent du monde que nous connaissons qu’à travers des transformations sociales, politiques ou écologiques. L’auteur, en rapprochant le monde réel et sa fiction, renforce ainsi la crédibilité de son récit et donc l’impact de sa dénonciation. Il ne s’agit donc pas à proprement dit de science-fiction, les dimensions technologiques et scientifiques étant souvent secondaires par rapport aux dérives politiques. La technologie est plutôt au service de ces dernières.
Utopie collective, cauchemar individuel
La dystopie prend le contre-pied de l’utopie, ou plutôt elle présente le revers de la médaille de l’utopie. D’un côté le discours officiel qui présente un monde régi par des lois parfaites assurant le bonheur de l’homme, de l’autre la plongée dans le monde réel de ceux qui subissent cet ordre défini et réglementé. Ces fictions mettent donc en relief les souffrances cachées et la perversion de l’utopie. L’utopie est une société idéale, parfaite, voulue et réfléchie dans ce sens, tel un projet politique. La dystopie, ou contre-utopie, n’est pas uniquement la description d’un monde effrayant, elle est la description d’une utopie rendue effrayante dans sa réalité.
Souvent, à l’image de La Chute des Anges, un personnage incarne cet autre regard, cette prise de conscience des dérives du collectif sur l’individu. Il refuse de se fondre dans la masse et ne peut pas s’adapter. Il se rebelle contre le formatage organisé et tente d’ouvrir les yeux aux autres, non sans mal.
Avant le cirque, la littérature et le cinéma
La dystopie est en premier lieu une forme littéraire, popularisée au XXe siècle. En voici des exemples connus : Le meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (1932), 1984 de Georges Orwell (1949), La Planète des singes de Pierre Boulle (1963), La servante écarlate de Margaret Atwood (1985).
Au cinéma, nous pouvons citer les célèbres Metropolis de Fritz Lang (1927) et Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol (1997).
Plus récemment les séries télévisés se sont emparés du sujet avec la surprenante Black Mirror de Charlie Brooker (2011) où chaque épisode nous plonge dans un univers terrifiant, mais jamais loin du notre, où les écrans et la technologie ont pris un pouvoir omnipotent sur l’homme.
Afin de rentrer dans le vif du sujet, voici en quelques lignes les intrigues et l’analyse de deux chefs d’œuvre du genre, Le meilleur des mondes et 1984, impossible de ne pas penser à eux en découvrant La Chute des Anges.
Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley
Dans Le meilleur des Mondes, l’idéal est la stabilité éternelle de la société et la disparition de toute souffrance grâce au progrès technologique. La vie naît au Centre d’Incubation et de Conditionnement. L’homme est artificiellement fécondé dans des couveuses, avant de rejoindre une société parfaite. Les fœtus sont séparés en 2 groupes : Alpha, l’élite, et Epsilon, caste inférieure.
En parallèle, dans des salles de conditionnement, chaque enfant subit des stimuli censés assurer son bonheur. Dans une réserve indienne du Nouveau Mexique, des hommes « sauvages » ont échappé au programme. Bientôt, ils devront choisir : intégrer cette nouvelle condition humaine ou persister dans leur démence…
Dans Le meilleur des mondes, les hommes vivent un bonheur emprisonné docilement dans une illusion. La seule condition pour être heureux est de rester enfermé dans une bulle de bonheur formatée et sans saveur, dénuée de sens, de sentiments, d’imagination et de beauté, de la naissance à la mort. La moindre émotion, comme celle de la solitude, est automatiquement anesthésiée, et des messages sont répétés inlassablement comme des vérités irréfutables. A côté, les Indiens sont présentés comme violents et incompréhensibles aux yeux du monde civilisé en éprouvette. Mais eux sont libres et encore humains, partageant une vision du bonheur au travers de leur sensibilité, leur intelligence, leur autonomie, leurs rêves et leurs difficultés.
Cette dystopie est dérangeante car elle a un fort écho avec notre présent. Huxley lui-même était effrayé de la vitesse à laquelle notre monde s’est mis à ressembler à son cauchemar. Il dénonce une société cherchant à éliminer tous les obstacles au bonheur et qui au final, en permettant à l’homme de satisfaire son moindre désir, tue toute possibilité de bonheur réel, bonheur qui s’atteint par l’effort, le dépassement des difficultés, et qui ne peut se dissocier de la souffrance. Et surtout, bonheur qui ne s’achète et ne se programme pas.
Raphaëlle Boitel nous parle aussi du bonheur dans La Chute des Anges : « Ce spectacle ne dit pas comment il faut vivre mais suggère que le bonheur est à chercher dans les relations humaines et la solidarité. »
1984 de Georges Orwell
Dans 1984, chef d’œuvre de Georges Orwell , l’idéal est celui du pouvoir absolu le plus parfait, d’un Big Brother régentant chaque aspect de la vie et de la société humaine. 1984 décrit le mode opératoire d’un pouvoir politique totalitaire, notamment à travers trois stratégies : la guerre permanente, la novlangue, et la surveillance généralisée jusque dans la sphère privée.
L’histoire est celle de Winston Smith, citoyen du pays d’Océania. Son existence est solitaire, et sous l’œil permanent des caméras de surveillance. Son travail consiste à corriger les livres d’histoire, pour les faire correspondre à ce que souhaite le chef d’état. Winston rencontre un jour une femme, Julia, et en tombe amoureux. Le couple tente de se cacher des télécrans et se rapproche de la dissidence, sans se douter que le parti au pouvoir leur a tendu un piège. Winston est arrêté, torturé et après un puissant lavage de cerveau il rentre dans le droit chemin, abandonne Julia et se conforme aux volontés du pouvoir.
Dans 1984, Orwell décrit un monde dépressif, où les gens n’ont aucune liberté d’expression et aucune autonomie. La novlangue utilisée par le pouvoir consiste en une simplification du langage, et donc de la pensée, à fortiori de la pensée critique. Le but est d’étouffer toute capacité de raisonnement et de communication d’une idée complexe, en appauvrissant le panel de mots dont les individus disposent pour s’exprimer. Par ailleurs, le monde n’a pas d’histoire, pas de mémoire, les dirigeants peuvent réécrire à leur guise chaque fait et en tirer les vérités qui les arrangent. Cela va jusqu’à l’absurde quand Winston est forcé de reconnaître, sous la torture, que 2 et 2 font 5.
Orwell, avec un roman noir, nous met ici en garde contre les dangers qui guettent nos sociétés et nous pousse à la vigilance. En étouffant la pensée et en créant un état de guerre permanente, le parti au pouvoir désire non seulement dominer les autres mais aussi faire en sorte que rien ne bouge. Orwell nous montre aussi que cette organisation ne résulte pas d’un seul homme mais est une organisation collective, de tout un peuple. La responsabilité de s’en protéger revient donc à tout un chacun.
C’est également l’un des messages de Raphaëlle Boitel dans La Chute des Anges, l’homme a le pouvoir de lutter contre l’oppression, le conformisme et le totalitarisme quel qu’il soit. Selon elle : « Ce n’est pas un spectacle moralisateur. Je veux seulement parler de choses qui me touchent et le message final est optimiste. Comment vivre mieux ? Comment renaître de ses cendres ? Dans la chute, il y a toujours la question de la manière dont on s’en relève. »